Eteint en juin 2014, à l’âge de 69 ans, après une longue et riche carrière de professeur-chercheur à l’Université de Paris-Sorbonne dont il a été le président durant deux mandats différents, le brillant philologue, stylisticien et rhétoricien Georges Molinié qui, grâce à ses travaux si décisifs et si multiples, n’a cessé de féconder le savoir linguistique élaboré au XXe siècle et de définir avec toujours plus de rigueur, de finesse et d’éclat les nombreux outils de l’analyse sémiotique, qui a contribué aussi à la formation de nombreuses générations d’étudiants et de chercheurs de France et de bien d’autres pays dont la Tunisie, a laissé dans les bibliothèques ainsi que dans les laboratoires, centres de recherches et librairies, entre autres réalisations majeures, un Dictionnaire de rhétorique publié, en 1992, dans la célèbre collection «Le Livre de poche» largement diffusé par la «Librairie Générale Française».
Un Dictionnaire de toute importance et de toute utilité, devenu aujourd’hui incontournable pour comprendre les concepts et les clefs de cette discipline ancienne fondée au IVe siècle avant notre ère essentiellement par Aristote et qui ne cesse de revenir en force dans tous les genres de discours, judiciaire, délibératif, épidictique, mais aussi idéologique, politique, religieux électoral ou publicitaire.
La présentation ici de ce Dictionnaire de rhétorique est notre façon de rendre un hommage de gratitude et de loyauté à cet éminent Professeur de la Sorbonne qui nous a beaucoup appris, à qui nous devons une fière chandelle et qui a, tout le temps, été notre référence première dans nos cours ainsi que dans nos travaux de recherche. Paix à son âme !
«La rhétorique est d’abord une praxis, une action, un comportement. Il s’agit d’une pratique globalement définissable comme l’art de persuader».
C’est là une approche de la rhétorique qu’on lit dans la judicieuse et très éclairante introduction à ce Dictionnaire de rhétorique qui se réfère en premier, bien sûr, à «la rhétorique reine, la grande, la vraie, la seule» (p.7), celle du père fondateur Aristote qui, dans son traité (Rhêtorikê), distingue surtout trois composantes essentielles dans la production du discours : l’«inventio» qui est la recherche des thèmes et des arguments, le «disposito» qui concerne l’ordonnancement des parties et l’«elocutio» qui constitue l’objet principal de cette discipline et qui se définit par la mise en forme verbale des thèmes et des arguments, et plus précisément par les figures qui «sont un ornement du discours, un des outils qui favorisent la séduction» (p.7), mais qui ne peuvent pas, à elles seules, faire tout cet art de persuader et de séduire par le langage qu’est la rhétorique. Laquelle ne peut en effet être réduite à la seule «figuralité» comme on a quelquefois, tendance à le penser : «une tendance a ainsi consisté à insister sur ce moyen, à le privilégier parmi d’autres, ainsi que parmi d’autres fins partielles, au point que l’on a réduit quelquefois et que l’on réduit parfois encore, la rhétorique, sa pratique, sa portée et son analyse, au seul jeu des figures. C’est évidemment abusif, mais c’est un regard possible. On y verra une rhétorique bien restreinte, liée au développement de l’art verbal et l’esthétique» (Ibid.).
Dans son autre dictionnaire, celui de la stylistique, composé avec la collaboration de Jean Mazaleyrat et sorti aux éditions de Presses universitaires de France (Puf) en 1998, Molinié fait correspondre cette définition de la rhétorique par les figures au deuxième sens qui, bien que de plus en plus courant, ne saurait recouvrir tout le champ de cette discipline attachée à la vie, au mouvement et à la communication entre les hommes et dont le domaine est essentiellement le langage «avec la totalité de ses composantes, et sous sa forme extérieure la plus fugitive, la plus instable, mais aussi la plus vivante et la plus percutante : la parole individuelle» (p.6) qui fonctionne comme «un tout orchestral» où se mêlent phrases, voix, regards, gestes, informations, raisonnements et modalités, et où le verbal se joint à d’autres facteurs d’ordre psychique, logique, éthique et social».
Georges Molinié, dans cette introduction, très touffue et qui, par sa richesse et sa clarté, vaut bien une belle leçon sur la rhétorique (pp.5-21), décrit pertinemment l’objet de son dictionnaire et son long cheminement de la rhétorique aristotélicienne qui se plaçait plutôt du côté de la production intentionnelle d’effets sur le destinataire du discours dit soit judiciaire (accusation/défense), soit délibératif (persuasion/conseil), soit épidictique (louange/blâme). Discours variable, mais qui correspond globalement, selon, le géant Aristote, à «une technique positive d’argumentation appuyée sur des procédés verbo-logiques extrêmement précis, dont la base est l’univers culturel du vraisemblable» (p.12). Son cheminement donc, de cette rhétorique-là à une rhétorique plus moderne, plus actuelle, qui, au vingtième siècle où les manipulations verbales sont encore plus vastes et plus massives (politique, idéologie et commerce), trouve tout à fait sa place dans l’impressionnant arsenal stratégico-langagier de persuasion, d’attaque ou de séduction et de plaisir : «Plaire, justement, on le sait, constitue l’un des axes majeurs de l’activité rhétorique. Il est tentant de passer du techniquement parfait au purement beau, en privilégiant, en sélectionnant, l’effet de charme et de fascination, devenu sa propre fin, sa vraie mesure, son authentique valeur» (p.19).
Ayant avec le langage un rapport esthétique et émotionnel, Georges Molinié insiste sur cette importance cardinale du plaisir et de la séduction dans la création rhétorico-littéraire, «Le charme doit opérer ou l’objet littéraire est mort» (p. 20). Et c’est surtout dans son ouvrage Sémiostylistique —L’Effet de l’art (Puf, 1998)— qu’il réserve une analyse des plus fortes et des plus subtiles au discours comme espace de fascination et de jouissance.
Georges Molinié souligne aussi, dans cette judicieuse introduction, l’importante place qu’occupe dans la culture d’aujourd’hui la rhétorique à laquelle beaucoup de chercheurs de différents horizons consacrent de nombreux travaux (Groupe liégeois U, 1970, Rhétorique générale ; A. Henry, 1984, Métonymie et métaphore, etc.) et qu’ils installent dans le domaine de la critique littéraire (Kibédi Varga, 1970, Rhétorique et littérature) et dans celui de la pragmatique de l’argumentation (O. Ducrot et Ch. Plantin) où son apport est décisif.
De portée universelle et toujours actuelle dans les modernes sociétés de communication, la rhétorique demeure une praxis, un savoir-faire, un outil indispensable dans les rapports sociaux tant politiques que religieux, sentimentaux, esthétiques, ludiques et commerciaux (discours publicitaires et langages des techniques de vente, etc.).
En définissant la rhétorique, Molinié développe une autre question principale portant sur l’art de l’orateur : est-il le fruit d’un don naturel réservé à certains ou est-il un acquis dû à un apprentissage ?
Molinié, à l’instar d’Aristote, place cet art entre la nature et la science, c’est-à-dire entre l’intelligence naturelle ou le génie et l’apprentissage. Seulement, pour lui, le don reste fondamental. Il est à la base de toute virtuosité et de toute réussite. Il favorise et facilite l’apprentissage des techniques et tournures du langage ainsi que les stratégies du discours et les différentes parties du système rhétorique (l’invention, la disposition, l’élocution, la mémoire et l’action).
Pour expliquer l’importance première de la part du don, Molinié cite l’exemple de la bonne terre qui apporte d’une manière abondante dès qu’elle est cultivée (travaillée) et de la mauvaise terre qui n’apporte rien ou pas grand-chose, même si elle est cultivée.
Tout en insistant sur l’avantage du naturel, il souligne aussi l’importance de l’apprentissage, c’est-à-dire du travail et de l’effort, comme en médecine, en architecture ou en musique où le perfectionnement ou la maîtrise sont déterminés à la fois par le don et par le savoir acquis.
Ayant comme arrière-plan de sa réflexion l’éternel débat sur le fondement éthique de la rhétorique, Georges Molinié traite dans ce Dictionnaire une autre question relative à cette science du langage (la Rhétorique) et son rapport à la morale.
L’interrogation qu’il se pose comme bien d’autres rhétoriciens est la suivante : «La rhétorique est-elle immorale ?».
Construite sur un art du langage qui favorise le «plaire» et le «toucher» (l’ «émouvoir»), et fondant son système argumentatif sur le vraisemblable et la Doxa —et non pas sur la vérité (considérée comme une donnée absolue)—, la rhétorique a été considérée surtout par Platon (427-347 av. J.C.) qui se référait aux sophistes, comme une pure manipulation portée par un mouvement verbal fallacieux que commandent, non pas le logos (la raison), mais le pathos (la passion) et l’intention séductrice.
Concevant la vérité comme un discours univoque qui est l’objet de la science, Platon trouve que celle-ci est exclue de la rhétorique. La virtuosité verbale qu’elle favorise, et dont elle fait preuve, est, pour Platon, tel que l’écrit Georges Molinié dans ce passage, «un défi permanent à la morale, à la vertu, à la justice».
Froidement, Aristote envisage ce problème éthique relatif à la rhétorique et objecte à Platon, en substance, qu’on peut en effet faire un mauvais usage de l’art de persuader comme de tous les arts, sciences et capacités, mais qu’il ne faut pas confondre la compétence avec l’intention : avoir la compétence de bien manier la parole n’est pas nécessairement avoir l’intention d’abuser autrui. Et ce n’est pas parce que l’orateur ne croit pas à une vérité absolue ou univoque qu’il est immoral ou sans valeurs. D’ailleurs un bon rhéteur se doit d’être, comme le définissent Cicéron ( 1er siècle av. J. C.) et Caton l’Ancien (2ème siècle av.J.C.) : «Vir bonus dicendi peritus» (Homme de bien, habile à parler).
Pour Aristote, la rhétorique est en effet «une vertu» et elle «n’atteint son idéal, note Molinié, que si le praticien est aussi l’homme honnête, l’homme vertueux, idéal» qui —ajoutons— pourrait ne pas abuser l’auditeur, mais, au contraire, ouvrir ses yeux sur les abus du langage et les supercheries de certains discours, et l’aider à mettre à nu et déjouer les pièges qu’un orateur peut tendre à son auditoire.
En citant les propos heureux de Quintilien à la fin de la présentation de son Dictionnaire, Georges Molinié met en valeur les qualités éthiques de la rhétorique et de l’orateur qui est un bon connaisseur de la morale, soucieux de l’intérêt des gens, ayant le sens de la justice, courageux, constant, honnête et surpassant en sa qualité d’homme «tous les animaux par le privilège d’être né raisonnable et avec l’usage de la parole».
Avec ce dictionnaire, feu Georges Molinié, le Maître de toujours, a montré, une fois de plus, qu’il savait balayer large et baliser précis !